Photos de Guillaume Pinon pour MdM
Claire Rodier est la cofondatrice de Migreurop, un réseau qui décrypte les décisions et actions de l’Union Européenne en matière de migration, et dénonce les violations des droits des migrants. Elle revient ici sur les acquis et perspectives de son organisation et de sa collaboration avec Médecins du Monde.
Quel est l’objectif de Migreurop ?
Créé en 2002, le réseau Migreurop a pour objectif de défendre et promouvoir les droits fondamentaux des personnes migrantes dans leur parcours migratoire. Son axe principal est « d’identifier, de faire connaître, de dénoncer et de combattre les dispositifs européens de mise à l’écart des migrants et demandeurs d’asile jugés indésirables ».
Qu’est ce qui vous différencie des autres organisations qui travaillent sur les mêmes thématiques que vous ?
Le réseau rassemble une quarantaine d’associations d’Afrique, du Moyen Orient et d’Europe et d’autant de membres individuels, militants et chercheurs dans des disciplines aussi diverses que la sociologie et l’anthropologie, le droit etc. Au-delà des constats et du plaidoyer, Migreurop s’est donné pour mission le décryptage des discours et les programmes institutionnels de l’Union européenne, principaux responsables des violations des droits des personnes migrantes.
Êtes-vous parvenus à des résultats aujourd’hui en tant que groupe de réflexion ?
Migreurop a été l’un des premiers à populariser le terme d’ «externalisation» de la politique d’immigration et d’asile de l’UE, pour souligner les dangers d’un processus qui consiste à sous-traiter à des pays tiers la lutte contre l’immigration irrégulière. C’est aussi Migreurop qui, dès 2003, a dénoncé le processus «d’encampement» des étrangers comme mode de gestion de la migration[1] : aujourd’hui, ce sont plus de 600 000 personnes qui sont détenues chaque année, au seul motif d’être en infraction avec les règles relatives au franchissement des frontières, dans les centres de rétention européens, parmi lesquelles moins de la moitié sont effectivement expulsées.
Les pays de l’UE sont confrontés à une arrivée massive de migrants sur leurs territoires depuis 2 ans. Quelle analyse faites-vous de cette situation ?
D’abord, qu’elle n’est pas si « massive » au regard des mouvements de population dans le monde. 80 % des réfugiés et personnes déplacées se trouvent dans des pays en développement, l’UE n’en accueille qu’une infime proportion et en Europe (en 1992, 700 000 personnes ont quitté l’ex Yougoslavie pour rejoindre les pays d’Europe occidentale, en 1999 plus de 700 000 Kosovars ont fui la guerre vers l’Albanie, le Monténégro, la Bosnie…). Ensuite, que cette «crise» était prévisible : dès 2012, le HCR exhortait les pays européens à prendre leur part de l’accueil des centaines de milliers de Syriens chassés par la guerre civile (300 000 à l’époque, quatre millions aujourd’hui). Les gouvernements de l’UE ont ignoré ces alertes et nié la réalité en fermant leurs frontières à ce qu’ils ont traité comme une «pression migratoire» : on paye les conséquences de cet égoïsme aujourd’hui.
Madame Sylvie Guillaume (du Parlement Européen) indiquait dans son intervention hier qu’il «faudrait que des politiques migratoires ne soient plus morcelées». Pensez-vous que l’harmonisation des règles juridiques peut permettre la maîtrise de la migration en Europe ?
Le problème est que le Régime d’Asile Européen Commun (RAEC) existe déjà, depuis plus de dix ans, et qu’il ne fonctionne pas parce qu’il repose sur une logique d’évitement plutôt que d’accueil des réfugiés. Je vois mal en quoi l’aménagement de règles juridiques changerait quelque chose s’il n’y a pas de modification profonde de l’ensemble de la politique d’immigration et d’asile de l’UE, fondée sur la liberté de circulation des personnes plutôt que sur le verrouillage des frontières, qui empêche tout le monde, y compris les exilés en quête de protection, d’accéder légalement aux frontières des États membres.
Quels sont les défis / enjeux qui vous paraissent prioritaires actuellement ?
En finir avec la mortalité migratoire : plus de 30 000 personnes sont mortes en 20 ans aux portes de l’Europe, devenue la destination la plus dangereuse du monde selon l’OIM. Il faut mettre en cause la dominante sécuritaire qui guide la politique migratoire de l’UE et replacer les droits fondamentaux au cœur de cette politique.
Dans votre livre Xénophobie Business, vous dénoncez les politiques migratoires des pays occidentaux .Qu’est ce que vous leur reprochez ?
Mon livre s’attache surtout à démontrer que les politiques migratoires obéissent moins aux objectifs qu’elles prétendent poursuivre (lutter contre l’immigration irrégulière) qu’à des intérêts et des logiques économiques, idéologiques et stratégiques.
Pensez vous qu’il faut des moyens financiers pour stopper la tendance actuelle ?
D’après The Migrants Files (un consortium de journalistes travaillant sur les questions de migration), l’UE aurait dépensé 13 milliards d’euros depuis l’an 2000 pour lutter contre l’immigration dite «clandestine», avec le succès qu’on constate aujourd’hui puisqu’on nous dit qu’il n’y a jamais eu autant d’entrée irrégulières sur le territoire européen qu’en 2015… Il faut de l’argent, certes, mais il doit être investi dans des politiques d’accueil et d’intégration des migrants et des réfugiés, pas dans d’inefficaces et coûteux dispositifs visant à faire de l’Europe une forteresse.
Au delà de l’embarras politique et des controverses suscitées par l’afflux de migrants vers l’Europe, quelles solutions préconisez-vous ?
Il est urgent d’ouvrir des voies légales de migration pour permettre aux personnes qui en ont besoin de rejoindre l’Europe. Le réseau Migreurop défend le droit à la liberté de circulation pour toutes et tous. Dans un Appel de 2013, il explique que «cette liberté existe pour une partie des citoyens du monde, qui, par le hasard du lieu de naissance, disposent d’un passeport ou obtiennent sans difficultés les visas qui permettent de franchir aisément les frontières. Accepter que d’autres en soient privés c’est entériner l’existence d’un monde à deux vitesses, porteur de discriminations fondées sur un rapport de domination des pays dits industrialisés sur les autres. C’est également ignorer l’existence de droits fondamentaux»[2].
En prenant part à la table ronde au cours de ces JMF, avez-vous le sentiment d’avoir été comprise ?
D’après les prises de parole dans la salle, on peut dire que les analyses de Migreurop semblent être partagées ou trouver écho au sein des participants – en tout cas ceux qui se sont exprimés.
Est-ce que vous vous êtes retrouvées dans les démarches de MDM en tant que spécialiste de cette question?
Il y a un long «compagnonnage» entre MDM et Migreurop, ou certaines de ses associations membres, ce qui s’explique par la place qu’occupe la problématique des migrants dans l’activité de MDM. On peut dire que nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres.
Que devrait faire Médecins du Monde afin d’améliorer ces genres de rencontres ?
En tant qu’extérieure à MDM, j’ai du mal à répondre à cette question. Je pourrais seulement dire qu’il me semble que la question des migrants et des réfugiés est largement prise en compte par MDM.
[1] Voir la Carte des camps d’étrangers de Migreurop
[2] Migreurop, Appel solennel Pour la liberté de circulation, 2013.
propos recueillis par Aissata Traoré.