Marie-Madeleine, alias Mimi
On peut trouver le bonheur jusque dans un camp de réfugiés en Jordanie. Mais comment le définir ?
Qu’est-ce que le bonheur ? J’ai posé la question aux agriculteurs de Dordogne et aux réfugiés syriens. Je l’ai posé aux travailleurs de Shenzhen comme aux belles indiennes de Kushinagar, à des traders, des comédiens, des danseurs, des astronautes, des salafistes, des transsexuels, des mères de famille… La simple évocation de ces personnes qui ont accepté de se prêter au jeu des confidences est un bonheur en soi. Mais je ne détiens toujours pas la réponse.
Parmi toutes les histoires, qui reviennent à ma mémoire, parmi toutes les personnes qui m’ont répondu, s’impose le souvenir de Marie-Madeleine, alias Mimi. Nous venions tout juste de nous établir à Zaatari, un camp de réfugiés situé au nord de la Jordanie, rythmé par les arrivées quotidiennes de Syriens fuyants la guerre civile. Notre tente jouxtait le centre médical de Médecins du monde et les allers et venues y étaient incessants. Dans ce bourdonnement de complaintes et de cris d’enfants, je fus soudain happée par un salam aleykoum aux odeurs de baguette, une voix plus haute que toutes les autres, teintée de soleil et de bonne humeur. La dissonance bienheureuse émanait d’une petite femme en blouse blanche, les cheveux blonds courts, le sourire éblouissant. Il existait donc une âme joyeuse dans ce camp !
Mimi menait avec une fraîcheur sémillante son action d’infirmière urgentiste. Sa vie de vivre manifeste n’enlevait rien à la difficulté de ses combats. Confrontée à des personnes torturées, qui ont tout perdu aussi bien dans leur vie intime que dans leur vie sociale, professionnelle et religieuse, elle devait doucement les aider à se vider et à évacuer leur douleur. « Souvent, ça se termine par des sourires, ou quand c’est possible, par une accolade, ou un geste de la main vers le cœur pour dire : “tu es avec moi, tu es près de moi, tu me comprends”. C’est le soleil de ma journée quand j’arrive à ça », s’exclame-t-elle. Ce miracle s’est en partie déroulé sous mes yeux, ébahis par son habileté à traiter avec des Syriens ne maîtrisant pour la plupart pas l’anglais. En observant les réfugiés –ma perception libanaise aidant -, je les voyais rassurés par la démonstration de chaleur et les efforts que faisait Mimi. En réalité, c’est comme si elle parlait leur langage. Dans son dévouement, elle me semblait tamiser le camp de lumière.
Secrètement, je lui donnais déjà le surnom de Mimi bonheur…
Le bonheur… la notion avait été si difficile à verbaliser à travers toutes les interviews. Tantôt associé à une naissance, un mariage ou un moment heureux, tantôt à une quête d’absolu, une abstraction… Sur ce mystérieux Graal, Mimi avait une conception tout à fait personnelle, bien différente de toutes les autres. « Pour moi, dit-elle, le bonheur est composé de tellement de pièces que, théoriquement, il en manque toujours une. Mais je pense que le bonheur, c’est d’abord une aptitude au bonheur. Une aptitude qui n’est pas donnée à tout le monde : vous avez des gens, des jeunes entre autres, qui à vingt ans sont tristes à mourir ». Elle avait sillonné le monde, de l’Ethiopie au Darfour en passant par Haïti, le Cachemir ou le Pérou, pour soigner des plaies de ce même monde, quel était donc son secret ? D’où lui venait son aptitude au bonheur ?
« Ma famille était très heureuse, on va dire même plutôt paillarde et un peu grivoise, mais j’ai connu beaucoup de deuils. Mes trois frères sont tous décédés de mort violente, dans des accidents, plutôt jeunes. » Une série noire qui aurait pu la déstabiliser, mais elle a décidé de regarder vers l’avant, car « celui qui fixe sa route sur une étoile ne change jamais », dit-elle, ponctuant comme toujours sa réponse de malicieux éclats de rire. Mimi se considérait chanceuse d’avoir une santé de fer, de n’être jamais fatiguée. Elle voyait son caractère heureux comme un don de la vie. La seule idée négative qui l’effleura est c celle d’avoir peut-être tout pris à ses frères. D’avoir eu un excès de chance, en somme. Je restais perplexe devant sa force et sa résilience, qu’elle confiait avoir transmise à ses deux enfants. « Ma vie consiste à tout dédramatiser. Tout ! Alors je pense que c’est un secret de longévité. Je vais peut-être faire aussi bien que Jeanne Calment ! », s’est-elle esclaffée.
Après l’interview, j’ai laissé mon fixeur la raccompagner. Avec lui, elle s’est enfermée dans un long silence. Pourquoi ? Avant de partir, elle m’avait confié que les questions que je lui avais posées la poussaient à une réflexion profonde sur elle-même. Pourquoi donc ce silence ? Je l’imagine les yeux dans le vague, et encore aujourd’hui, ce silence me taraude. Y aurait-il un côté obscur à ce bonheur solaire ? Le mystère restera entier. Comme le restera celui du bonheur en général, que chacun doit probablement élucider pour lui-même.
Mia Sfeir, journaliste
Ca fait plaisir de te voir toujours en forme Mimi ! Tu gardes la pêche et l’optimisme, continue tant que tu peux. je t’embrasse Philippe