Journal de bord, un mois au Cambodge

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 “Violence et Paix, larmes et rire, La Vie.” Cambodge 1998-2002

Journal de bord de Philippe Micheau, du 12 novembre-12 décembre 2012 au Cambodge, paru sur le blog de Médecins du Monde en janvier 2013

Automne 2012, le désir si fort de partir l’emporte. Je veux trop revoir, revivre le Cambodge. MdM ne peut pas me mettre en route. Qu’importe. Les amis, français, cambodgiens, de Toulouse tiennent à participer à ce voyage, ils vont m’y aider. Le départ est fixé. Ce sera une « mission non-dite ». La trentième depuis 1990.

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Ce séjour a été placé, avant tout, sous le signe de la rencontre : Porter un regard neuf sur le pays, les amis, les élèves, vivre non pas tant le passé que l’aujourd’hui, le quotidien. Ne pas m’investir en priorité dans l’activité, la chirurgie (encore que !…), mais ouvrir les yeux, l’esprit, sur le chemin de tous ceux que je vais rencontrer.

Journal de bord, sans chronologie, scindé, simplement,  en deux parties :

– Ma place, non revendiquée, de chirurgien, ou plutôt d’ancien chirurgien MDM, d’une part.

– Les contacts non professionnels d’autre part.

“Mon Trésor”

Boulevard Monivong, Phnom Penh, 2001

MA PLACE DE CHIRURGIEN « SENIOR »

Elle ne peut être oubliée. Elle peut simplement être mise au service de ceux, jeunes, qui aujourd’hui – Khmers et acteurs d’ONG – ont les vraies responsabilités : Organisation d’un service, prise en charge d’un patient, devenir de telle ou telle discipline chirurgicale.

Ainsi, « chirurgien consultant », j’ai partagé mon temps entre l’Hôpital Calmette le matin, Children’s Surgical Center l’après-midi.

À Calmette, visite quotidienne de Chirurgie B – le pavillon des indigents – avec les deux chirurgiens responsables. Un panorama complet de chirurgie générale chez ces soixante patients. Tous, bien suivis, dossiers à jour : Pathologie abdominale, urologique, neurochirurgicale (3 paraplégiques), traumatologie. Repérer dans ce lot de malades celui qu’il faut explorer plus à fond, celui qu’il faut opérer sans attendre, celui qu’il faut re-nutrir, le cachectique qui échappe à la routine de la visite. Le contact est facile. L’avis est entendu.

La participation au staff chirurgical hebdomadaire est une surprise : Avec un exposé clair, complet, bien illustré, par un jeune étudiant CES sur les fractures du col du fémur.

La visite du bloc opératoire est aussi une découverte : rigueur d’asepsie ; chirurgie réglée de très bon niveau (traumatologie complexe, prothèse totale de hanche et de genou ; hystérectomie élargie ; exérèse réglée d’un énorme méningiome ; chirurgie urologique, endoscopique).

« Calmette » affirme bien sa place : hôpital de référence, CHU, service ‘anesthésie réanimation de qualité, SAMU actif, les urgences sont assurées par trois chirurgiens de garde. Une place vide cependant, celle de la chirurgie plastique-reconstructrice. Avec, peut-être bien, une ouverture aujourd’hui en chirurgie reconstructrice maxillo-faciale, avec un jeune chirurgien élève de Frédéric Lauwers.

À Kien Kleang, Children’s Surgical Center, la création de Jim Gollogly, l’ambiance, le recrutement, le rythme de travail, sont tout autres. Un autre modèle. Merveilleux d’efficacité. Jim m’entraîne dans le flot discontinu des consultants, porteurs pour la plupart, de pathologies, ou extrêmes, ou négligées, ou abandonnées. La discussion sur l’indication opératoire, quelquefois limite, est argumentée. La technique la plus simple est toujours choisie. Le bloc opératoire de Kien Kleang est original : Une grande salle, avec trois tables d’opération. Les trois fonctionnent dans le même temps. Jim, Frédéric, passent de l’une à l’autre…. Un œil sur le déroulement de l’intervention menée par un jeune chirurgien pour effectuer un geste plus précis, plus technique dans un cas particulier. Le rythme est rapide, une dizaine d’interventions par jour.

L’équipe de Toulouse me fait entrer dans « un nouveau monde » chirurgical. L’équipe, six personnes, doublée du même effectif cambodgien, répond aux situations courantes, telles les fentes labio-palatines, essentiellement dans leur gravité ou leur originalité particulières, par exemple la greffe osseuse d’une fente alvéolaire. L’équipe s’attaque, en priorité, aux situations les plus graves, les plus complexes : MEC, à deux équipes (neurochirurgicale et plastique) ; nomas repris avec un lambeau de grand dorsal ; exérèse d’une énorme tumeur faciale ; reconstruction de la mandibule par lambeau libre de fibula ; gestes palliatifs de dérivation de monstrueuses hydrocéphalies.

Monde nouveau ! Que je découvre. Des techniques de pointe parfaitement dominées, qui sont la seule chance, la seule alternative pour le patient. Qui sont aussi une étape dans la formation des jeunes chirurgiens. Au sein de cette équipe chacun à sa place, est entendu, Xavier, Paulette, Florence, Sergio, Franck ; ceci dans l’omniprésence calme, rassurante, de Frédéric, et dans la disponibilité, la curiosité attentive de Jim. Comment ne pas souligner la présence d’un grand manquant, Bruno Joly, l’anesthésiste des premières missions qui savait fort bien jusqu’où il pouvait aller à la limite du risque.

En regard de cette activité débordante, je n’ai opéré qu’un petit nombre de malades (6), dans le rôle de l’aide, du chirurgien en second : une grosse tumeur du cou. Cancer de la thyroïde avec adénopathies, métastases, une perte de substance chronique du genou, des brides du membre inférieur, une rétraction des orteils, séquelles de brûlures, une main brûlée, « dorsale », luxée, « dépassée » ; deux interventions pour créer une pince pouce-index, un mélanome de la joue.

Sur le « plan médical », deux manifestations à retenir :

  • Lors des 18es journées chirurgicales – dans le cadre de l’ancien congrès des sciences de la santé six communications sont présentées lors de la séance de chirurgie plastique réparatrice. Toutes de bon niveau, bien documentées. La communication de Christian Echinard retient l’attention : « les implants mammaires, mythes et réalités » ; une leçon de responsabilité pour les plasticiens tous engagés en partie dans la chirurgie esthétique pleine d’embûches et de tentations.
  • Le projet de la création de la Société Cambodgienne de Chirurgie Reconstrustrice et Esthétique, lors de cette même séance, regroupe les 5 chirurgiens plasticiens confirmés. Christian Echinard développe un plaidoyer argumenté pour la création de cette société. Avec Frédéric Lauwers, nous reprendrons, lors d’une deuxième réunion, les arguments urgents maintenant, de créer cette société ; c’est-à-dire de regrouper les vrais chirurgiens dans une structure reconnue, seule façon d’éviter, ou du moins de limiter, les dérives éthiques, financières, de la spécialité. Cette société aurait aussi, bien sûr, un rôle de formation, serait le moteur des réunions, des congrès, des échanges. La décision est maintenant du ressort des responsables khmers. Nous sommes là pour les encourager, les aider.
  • Il faut faire aussi état d’une autre manifestation lors de ce mois : la visite hommage au Roi Père, Norodom Sihanouk, décédé il y a deux mois.

Une partie de l’Équipe Sourire, Dominique Carrié l’ami radiologue en mission à l’Hôpital Calmette, font partie de la délégation MdM. Ong Poxine, qui a toutes ses entrées à la cour, a organisé cette manifestation. Honorer la mémoire du Roi nous entraîne dans une cérémonie recueillie. Faste et grandeur . Nous revivons en pensée le très long règne du Roi qui se disait toujours ami, proche de notre pays, le père de l’indépendance, ses choix, ses atermoiements lors de la deuxième guerre du Viet-Nam, ses rapports ambigus avec les Khmers rouges, la longue marche vers la re-institution du royaume. Une histoire complexe, tragique, déroutante, pas toujours facile à comprendre pour nous.

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     “Le butin de ma journée sur                                    “Tu seras un homme, mon fils”,
la décharge de Stung Meanchay”,                                   Mondolkiri, Sen Monoron,
Phnom Penh, 1994                                                           Cambodge, 1996

LES CONTACTS, LES RENCONTRES

Hors de leur côté strictement médical, ils  ont été multiples, divers, très personnels. Qu’il suffise d’en évoquer quelques-unes.

  • Pierre-Régis, le vieil ami indéfectible, à la recherche de sa voie asiatique.
  • Arnaud qui s’interroge aussi sur son devenir.
  • Bon Vath, le premier élève, celui qui ouvre ses ailes, qui n’oublie pas ses origines, qui tient une fois encore, à me faire retrouver dans la grande banlieue de Phnom-Penh la famille d’une grande brûlée, rescapée d’une agression par jet d’acide.
  • François Ponchaud, celui qui connaît merveilleusement le pays, son histoire, qui m’y fait pénétrer. Nous passons une longue journée ensemble sur les pas d’un vieux soldat disparu.
  • Le vénérable Yos Hut Khemacaro, responsable de la pagode Vat Lanka, soucieux de vérité, de transmission du message de l Éveille…. Un témoin actif de la vie du pays, le créateur de l’hôpital Kompong Trabek.
  • Les sœurs Gilberte, Anne-Marie, Marivy. Nous les retrouvons dans une grande fête, animée par Dominique Carrié, autour des douze jeunes filles très pauvres qu’elles accueillent, et accompagnent jusqu’au baccalauréat. Tandis que sœur Anne-Marie assure une présence médicale dans des dispensaires de la grande banlieue.
  • Jim, bien sûr, le fabuleux organisateur de Kien Kleang, toujours disponible, aussi efficace que chaleureux. « No problem »….
  • Heng Tay Kry, qui nous a ouvert les portes de Calmette, et dirige maintenant l’hôpital cardiologique.
  • Chhen Ra, le directeur de l’hôpital Calmette, heureux de me faire partager les transformations de cet hôpital, de me dire aussi son souci d’un accueil correct des indigents.
  • « Les élèves » tous heureux de leur promotion, de leur responsabilité, de partager leurs projets.
  • Dans tous ces visages, comment ne pas évoquer la mémoire de celui qui vient de nous quitter : Jean-Claude Prandi, le pilier de MDM pendant dix ans, l’ami, le fidèle, l’exigeant.

Le mois est fini !… Déjà ? Enfin ? Joie de retrouver la famille pour Noël, joie d’emporter une nouvelle fois la richesse du Cambodge, de déchiffrer son message : être là dans la lutte et le bonheur ; Semer, Recevoir. Au-delà du « non moi » du bouddha, construire l’aujourd’hui.

Toulouse janvier 2013

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