Perte de sens et perte de repères

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©Sarah Alcalay

La Boussole :  Est-ce votre première mission humanitaire? Vous attendiez-vous à ce que vous avez vu à Calais ou avez-vous été choqué ?

Benoît de Premorel : Je suis parti un an en Haïti l’année dernière. Calais a été ma quatrième mission humanitaire, c’est la première fois que je travaillais sur un programme dédié aux « migrants».

La France est un pays privilégié, équipé de structures de prise en charge pour les personnes en difficulté ou en errance. Malgré l’ensemble des équipements, il n’existe rien pour les migrants de Calais. La politique nationale envoie le message « Ne venez pas » mais les migrants n’y sont pas réceptifs surtout quand ils fuient les violences.

Il y a actuellement des pays frontaliers de pays en guerre, qui accueillent plus d’un million de réfugiés et nous, en France, nous sommes incapables d’accueillir dignement 1 300 à 1.500 réfugiés. C’est là une situation choquante comparativement avec ce qui peut se passer ailleurs. La France, pays riche, ne se donne pas les moyens de répondre aux besoins élémentaires de ces populations de migrants par choix politique. Ce sont des associations qui actuellement préparent de 800 à 900 repas chauds tous les jours. Les équipes de bénévoles se mettent en cuisine vers 11 heures du matin et assurent les distributions jusqu’à 19 heures. L’Etat ne répond pas non plus aux besoins premiers d’hébergement et d’hygiène.

LB : Quel a été votre rôle ?

B.d.P : Je suis venu pour proposer des rencontres en groupes, ou individuelles, aux migrants et aux bénévoles. La première étape était d’aller vers eux pour expliquer l’intérêt qu’il peut y avoir à venir se poser et évoquer les difficultés rencontrées.

Avec les migrants j’ai pu assurer des séances en groupe même si cela n’a pas été simple. Il m’a, en revanche, été impossible de rencontrer des migrants en consultations individuelles parce que leur priorité n’est pas de se confier mais de passer outre Manche. Pour exemple, des femmes enceintes parfois ne viennent pas à un rendez-vous médical programmé parce que l’horaire correspond à une période favorable pour tenter un passage en Grande-Bretagne ! La barrière de la langue et de cultures peu coutumières d’aller voir un psychologue n’a pas été aidante non plus.

Durant les échanges en groupe, les migrants ont exprimé de manière récurrente une profonde incompréhension à propos de de leur vie quotidienne, ou plutôt de leur « non-vie » quotidienne. La question étant « pourquoi ne nous accorde-t-on pas le minimum vital d’installations pour les êtres humains que nous sommes ? »

Nous savons que les personnes qui ont vécu des traumatismes majeurs connaissent de forts troubles liés à la perte du sentiment de faire encore partie de l’humanité. La première chose à faire, pour un psychologue, est d’essayer de restaurer chez eux cette part d’humanité. Les personnes qui ont été internées en camp de concentration ont exprimé qu’elles n’étaient plus considérées comme des êtres humains, et qu’elles étaient moins bien traitées que des animaux. Ici j’ai entendu des remarques du même ordre : « on vit de façon inhumaine ; on n’est plus traité de façon humaine ».

La difficulté est de s’adresser à des personnes en déplacement constant et dont l’objectif prioritaire est de se rendre le plus rapidement possible en Angleterre. Et la manière dont ils sont traités sur la région de Calais augmente ce sentiment d’urgence…

La barrière de la langue constitue une difficulté majeure. J’ai travaillé avec un groupe de femmes érythréennes qui parlaient un peu anglais. Le mien n’étant pas d’un niveau suffisant pour mener des entretiens, la communication n’a pas été aisée. L’idéal est de travailler avec des interprètes avec qui le courant et la confiance passent. Ces interprètes peuvent alors jouer un rôle de co-thérapeute. J’ai pratiqué cette façon de faire en Haïti.

J’ai tenté une approche communautaire mais elle s’est avérée très complexe. Par exemple, lors d’un groupe de parole de migrants soudanais, j’ai appris qu’il y a 560 ethnies différentes au Soudan. Sur la dizaine de participants que comprenait ce groupe, ils étaient de 7 ethnies différentes, or ils ont expliqué qu’ils ne se confiaient pas en présence d’un compatriote d’une autre ethnie qu’eux.

Mon travail de psychologue a surtout été utile dans le repérage d’un nécessaire soutien auprès des personnels associatifs. Je suis beaucoup intervenu auprès des bénévoles qui sont souvent au bord du burnout, voire de la dépression. Un travail d’appui et de soutien est à faire auprès de ces personnels pour les aider dans leur mobilisation au quotidien. Cette aide est primordiale.

LB : Qu’avez-vous entendu de la part des migrants ? Avaient-ils des attentes spécifiques ?

 

B.d.P : « Migrant » est un terme générique qui recouvre des réalités extrêmement diverses et multiples. Il y a sur Calais près d’une vingtaine de nationalités, nous ne pouvons pas les englober dans un vaste melting-pot.

Les migrants ont tendance à adapter leur discours à ce qu’ils savent de ce que l’on attend d’eux s’ils font une demande d’asile. Cela représente un biais important à prendre en considération ; parfois nous pouvons recueillir un récit intégralement « appris ». Il est très difficile d’appréhender leurs attentes et leurs besoins effectifs d’autant plus que la barrière de la langue vient ajouter une difficulté supplémentaire : l’interprète peut venir de la même communauté ou vivre dans une situation précaire lui aussi. Comment reconnaitre l’authenticité du récit qui est retransmis ? Je n’ai pas eu la possibilité faute de temps, de recueillir beaucoup de témoignages et j’estime que cette ambition est en quelque sorte une gageure. Certains bénévoles, qui ont passé plus de deux années auprès d’un migrant qu’ils avaient pris en charge de façon plus privilégiées se sont entendu dire par ce migrant : « un jour je te raconterai ma vraie histoire ». N’oublions pas aussi que parfois les gens fuient leur pays pour avoir été du côté des bourreaux… Pour prétendre accéder à la réalité de chaque situation, il faudrait y passer des mois. Et il y a plus de 1 200 migrants !

Il faut être très lucide, les migrants veulent surtout passer en Angleterre. De mémoire, seulement 10 % des migrants qui passent à Calais feraient une demande d’asile en France. Les 90 % restants ne souhaitent pas réfléchir sur leur parcours et parler à un psychologue, mais uniquement traverser la Manche.

LB : Les conditions de vie entrainent-elles la création d’un « esprit de corps » ? Ou, au contraire, le parcours du migrant favorise-t-il une individualisation des pratiques ?

B.d.P : C’est très difficile à évaluer. Il y a très probablement les deux, mais c’est une hypothèse de ma part et non un constat de terrain. Personnellement je crois que dans tout groupe humain, on va retrouver de la solidarité, en particulier dans les communautés. Les migrants se regroupent par nationalités et par ethnies. Mais comme il est impossible de passer en groupe, le « chacun pour soi » va prévaloir sur la solidarité, sauf pour les familles.

LB : Quels sont les besoins que vous avez évalués pour la suite ?  

B.d.P : L’évaluation passe nécessairement par une réflexion sur les difficultés rencontrées, et la prise en compte de l’expérience des associatifs…

Les migrants, tout comme les associatifs, sont confrontés à un malaise identique mais pour des raisons différentes : la perte de sens. Tous sont confrontés à des situations totalement absurdes comme le démantèlement de camps pour ne rien proposer à la place, à des expulsions comme si les personnes ainsi évacuées, parfois de façon très violente, allaient se « dissoudre » dans la nature… Cela confine à l’absurde et peut mener à la perte de sens et à la disparition des repères. La folie n’est pas loin…

Les bénévoles ont besoin d’une attention particulière pour prendre de la distance par rapport à une inévitable culpabilité consécutive au sentiment de n’en avoir jamais fait assez, de n’en avoir jamais fini. On peut vite s’épuiser, ou se dire que l’on pourrait en faire plus en risquant d’aller jusqu’au burnout.

J’ai beaucoup échangé avec les responsables associatifs, avec les bénévoles, avec la Responsable de Mission MdM avec laquelle nous avons fait des débriefings quasi-quotidiens et j’ai eu des échanges à plusieurs reprises avec la Coordinatrice de la mission Migrants. Des permanences ont été proposées pour recevoir individuellement en consultation les bénévoles et/ou les associatifs qui le souhaitaient. Mais nous nous sommes vite rendu compte que tout le monde était trop plongé dans l’action pour prendre le temps de ces rencontres individuelles. Nous avons réfléchi à proposer des formations à l’écoute, par exemple, ou sur les manifestations de stress post-traumatique, afin que les rencontres en groupe ne soient pas perçues comme susceptibles de remettre les participants en question dans leurs investissement auprès des migrants. Pour nombre de personnes, la psychologie est assimilée à la psychiatrie, donc à la folie.

Notre formation nous amène à être prudent sur les risques d’ouverture de la « boîte de pandore ». Nous sommes obligés de poser un cadre en précisant que nous ne serons peut-être pas amenés à nous revoir. Si jamais des problématiques lourdes sont exprimées, nous prendrons le temps qu’il faut pour qu’au terme de l’entretien la personne reparte apaisée. On ne laisse jamais une personne repartir en étant émotionnellement effondrée.

En ce qui concerne les migrants j’en suis arrivé à la conclusion qu’il est peut-être contre-indiqué d’ouvrir cette boîte de pandore, c’est-à-dire de proposer une aide à des personnes dont on sait qu’on ne va pas les revoir. Quel sens cela aurait-il, en dehors d’un contexte d’événement traumatique récent (témoin d’un accident mortel de l’un d’entre eux, par exemple) ou d’expulsions violentes récentes ? En dehors de ces situations spécifiques, ce serait à mon sens déontologiquement criticable.

LB : Cette mission était-elle particulièrement difficile sur le plan humain ?

B.d.P : Non. Les rencontres que j’y ai faites sont d’une certaine façon porteuses car ces personnes font preuve de ressources hors du commun. Leur capacité de résilience est étonnante. Par contre, sur le long terme, cela doit être beaucoup plus éprouvant.

Propos recueillis par Benoît Vierron

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