“La morale n’est pas éthique en médecine”

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Témoignages // Hommages  // Mémoire 

Jean-Pierre, je t’écris des souvenirs qui ont façonné cette maison MdM, moi aussi et surtout qui démontrent l’impact que tu as eu pour améliorer la vie au quotidien de milliers de gens dont personne n’avait rien à faire.

L’installation d’automates distributeurs de seringues

Après la création des kits ronds en 1992 (parce que les usagers avaient expliqué que ça tenait mieux dans leur poche ; par ailleurs le fait qu’ils soient en plastique dur leur permettait de s’en servir comme récupérateur de seringues usagées.) Il fallait désormais démultiplier l’offre de seringues propres. Les négociations avec la ville de Paris sont rudes ! Nous avons en face de nous Monsieur x, Adjoint au maire de Paris chargé de la sécurité qui ne veut rien entendre, très agressif lors des réunions. Pour gagner, il nous faut obtenir le soutien du maire du 1er arrondissement car finalement nous avons déjà obtenu le soutien inconditionnel du maire du 10ème, Toni Dreyfus, qui accueillera aussi le bus méthadone des années plus tard.

Et encore : on est chez le prêtre de saint Eustache, connu comme le prêtre des jeunes SDF à qui il offrait abri et repas. JPL et Alain Edwige lui expliquent que ce serait bien d’obtenir le soutien de la mairie qui ne nous écoute pas pour installer un automate distributeur récupérateur de seringues. Il comprend l’intérêt pour les usagers, pour la ville (la récupération), pour la santé individuelle et collective. Quelques jours plus tard, nous revoilà chez lui, il a convoqué le maire du 1er arrondissement, il le somme de nous entendre et de soutenir notre démarche. Le 2ème automate est installé quelques temps plus tard à un jet de pierre de Saint Eustache, au 2 rue de Turbigo (le 1er avait été installé derrière la Gare du Nord, avec le soutien actif des chauffeurs de taxi, rassurés par ce dispositif : obtenir leur adhésion est un autre miracle de l’équipe RdR de Paris).

Jean-Pierre : « c’est comme vous, quand vous n’avez plus d’argent sur votre compte, que vous avez eu des découverts, au lieu d’aller au guichet de la banque chercher du fric, vous allez à l’automate. Eh ben là c’est la même chose, les usagers de drogues ont bien le droit de ne pas avoir envie de voir nos tronches, pas envie de rencontrer des médecins, éducateurs, infirmiers, tous ces gens qui vont lui prendre la tête alors qu’il veut juste un shoot. Donc il faut des automates, parce que sinon il y a un gros risque de réutilisation de seringues. »

Simone Veil : un rendez-vous inoubliable

Nous allons la voir, Jean-Pierre Lhomme, Bernard Granjon (président de MdM) et moi. Elle est ministre d’état des affaires sociales, de la santé et de la ville, avec à ses côtés le ministre de la santé. Il s’agit d’obtenir un changement de protocole pour l’accès à la méthadone et de faire reconnaitre l’intérêt des actions de réduction des risques auprès des usagers de drogues, mais aussi de sensibiliser sur les difficultés d’accès aux soins, des roms etc. La qualité de l’écoute est exceptionnelle, elle se penche sans cesse vers Jean-Pierre pour l’entendre (oui il parle bas), elle est vite convaincue par ce que lui explique JP : tant les aspects cliniques d’un médecin généraliste qui est proche des patients que toute la dimension des droits de chacun. Quand son collègue prend la parole pour dire que ce n’est pas si évident, que les toxicomanes quand même doivent savoir ce qu’ils font… très gentiment mais fermement elle lui fait un signe, comme pour dire, s’il te plait laisse nous parler, écoute ce que ce médecin nous dit…

La création du bus méthadone

Le constat : les usagers les plus marginalisés qui ont envie de prendre soin d’eux sont le plus souvent rebutés par les multiples étapes obligatoires avant d’entrer dans un programme de substitution. La multiplication des rendez-vous (médecin, assistant social, psychiatre…) fait jouer le temps contre eux, car la détermination ne dure pas toujours les 3 semaines à 1 mois usuels. L’idée est donc d’offrir un vrai programme bas seuil, où on s’engage dans le processus de substitution le matin et on a la métha l’après-midi même. Le premier bus méthadone, restera unique avec sa petite sœur de Marseille… Les négociations au Ministère de la santé pour avoir le bus sont lourdes, ça coute cher un programme ouvert 7 jours sur 7, 365 jours par an, toutes les après-midis dans la rue et le matin pour les inclusions et le suivi social et thérapeutique. Les discussions s’enchainent, le programme est rédigé à l’arrache mais la conviction est si forte quand on vous entend, Elisabeth et toi, que les administrations emboitent le pas. Un crédit est détourné de son usage par la DGS pour assurer un commencement immédiat du bus en 1998 avant le vote des crédits pérennes. Et on fonce dans l’opportunité, tant pis si la visibilité est à 3 mois… Faire accepter de la méthadone ambulante, déjà c’est dur, comme faire accepter qu’on ne veut pas de leur sirop sucré qui encrasse notre machine distributrice venue des Pays Bas. A bout d’arguments je lance qu’il faut quand même veiller à ne pas tuer tous les diabétiques qui sont en attente d’inclusion. Vous me regardez stupéfaits mais je suis seule à le comprendre, j’assure qu’il y en a plein, près de 20% de la file active prévue et que donc leur sirop sucré on ne peut pas le prendre… Ce sera la dernière couche et hop on y va on obtient la méthadone en bidon, pas sucrée… Quel fou rire à la sortie quand vous me dites « Non mais ça va pas, t’es allée les chercher où tes diabétiques ?? » Le bus méthadone représente très vite plus de 70% de la file active parisienne alors qu’il existe une vingtaine d’autres structures… c’est dire le succès de la formule. Le combat sera alors de garder la qualité pour chaque usager, en préservant les membres de l’équipe soumis à une pression très forte, et bien sûr de travailler auprès des autres acteurs parisiens pour que leur cadre s’assouplisse. On connaitra quelques drames, la mort d’usagers, la menace armée par un membre de l’équipe, des pétages de plomb… Au bout du compte, grâce au pilotage assuré par Jean-Pierre et Elisabeth, la qualité est telle que le programme perdure et reste unique.

Pas toujours facile d’être un militant

Tu n’as pas toujours été épargné par cette asso. Tu es pilote du groupe sida tox devenu réduction des risques, responsable de mission RdR à Paris : le programme d’échange de seringues, que tu renommes PPMU (programme de prévention de proximité en milieu urbain) et le bus méthadone… A la création du bus méthadone, il faut un médecin directeur comme responsable légal de la structure. Tu le deviens tout naturellement mais à ¼ temps puisqu’au départ tu es bénévole. Bon, ça prend bien un ¾ temps ce MdM, en plus des patients du cabinet et de Marmottan.
Oui JPL bosse triple, et ne se plaint jamais.

C’est la même configuration à Bayonne, pour le centre méthadone, avec comme RM et directeur Jean-Pierre Daulouède. Ce sera aussi le cas de Christian Sueur, RM de l’action dans les Raves et de l’analyse des drogues. Au vu des contraintes énormes que représente la direction de ce type de structure (Elisabeth qui a pris le relais pourra vous en parler…), le CA vote une règle spécifique permettant à un salarié d’être RM tant qu’il ne dépasse pas un mi-temps.

Une partie de la communauté MdM a donc parfois tenté d’écarter cette belle « machine à penser différemment », de faire taire cette voix vers laquelle il faut se pencher pour écouter le chuchotement. Ton identité,  trop proche des missions France et de la RdR te valent d’être balayé à ta première présentation au CA. Alors que tu étais parti comme volontaire en Indonésie après le tsunami et en Haïti suite au  tremblement de terre … mais qui s’en souvient ?  Il faudra attendre de longues années pour que la puissance de ta pensée stratégique serve enfin le CA. Et, au moment où enfin tout le monde se rend compte de ce que tu apportes à l’association, tu nous quittes.

Oui, à cette époque, il est vraiment difficile d’obtenir à MdM les ressources humaines nécessaires pour mener un projet. Impossible d’oublier la semaine où je vois craquer le coordinateur du programme marseillais, Didier, qui n’en peut plus de jongler avec trop peu de gens, la plupart déjà en difficulté. 2 jours après, c’est Elisabeth qui craque, la seule fois où ça arrive, c’est grave, elle veut partir, les chauffeurs sont malades en même temps, c’est un immense bus, il faut le permis poids lourd…

Le processus d’autonomisation des centres méthadone, des bus d’échange de seringues et des bus méthadone aura au moins servi à cela : les nouvelles associations créées par les équipes salariées peuvent enfin embaucher le personnel nécessaire pour éviter des pétages de plomb récurrents, tout en gardant une forte implication bénévole.

Pêle-mêle

Déjà, on avait été complices lors du premier projet associatif milieu des années 90, quand on s’était battus ensemble pour garder le terme de militant,  jugé comme sale par certains On assumait le fait qu’on se batte tous les jours, oui, on avait devant nous des milliers de gens qui crevaient à cause de la stupidité de gens qui soi-disant voulaient leur bien : pas trop d’accès aux seringues, pas trop d’accès aux produits de substitution, des contraintes, encore des contraintes, légales, administratives, médicales. Sans parler de ceux qui ne soignaient pas un tox qui avait mal au ventre parce qu’il devrait rencontrer d’abord un psychiatre pour l’aider à être « clean », tant pis pour son appendicite. Et de ceux qui refusaient de traiter leurs hépatites, parce que tant qu’ils n’étaient pas clean, c’était jeter l’argent par les fenêtres…

Le Havre 1996, les journées missions France nous offrent un incroyable moment : l’ancien orchestre du paquebot Le France vient jouer pour les MdM, dans cette salle lugubre mais gratuite de l’hôpital, où les bénévoles ont apporté le diner qu’ils ont préparé chez eux. Une partie des présents s’en va, supportant mal le riz un peu très collant, narquois devant l’orchestre des papys. On reste. L’ambiance est si sympa, la musique incroyable, le jazz du cœur. Dans le train du retour, tu papotes avec ma fille de 4 ans, comme un ami. Elle ne t’a vu que cette fois-là, mais tout de suite, en mai, devant la tristesse, elle m’a dit « Jean-Pierre ? le si gentil avec les gros sourcils, celui du train ? ». Oui tu marques de façon indélébile ceux qui ont le bonheur de te rencontrer.

Beyrouth, avril 2011, atelier RdR comme on en avait si souvent rêvé, mélangeant les acteurs des programmes nationaux et internationaux pour des échanges de pratiques, on était assis toujours l’un à côté de l’autre, on se chuchotait nos impressions, les bonnes et les mauvaises surprises, comment remettre parfois l’essentiel au centre… comme tu me manques !

Ce médecin de quartier a réalisé les avortements de toutes mes copines, quand c’était interdit, bien avant que je le connaisse… Ce médecin qui écoute ce que disent les « patients », qui croit au collectif, qui refuse tous les dogmes, parce qu’on n’est pas des théoriciens mais on est pragmatiques, les pieds sur terre avec les autres. Ce mec qui a entrainé avec lui des générations de MdM vers la réduction des risques, vers une autre médecine, toujours dans l’intérêt des gens et pas de sa propre tronche, ce mec qui est en train de nous quitter, laissant une immense douleur, des sanglots qui étranglent, parce que des gens comme ça on n’en rencontre pas tant que ça.

Et surtout que personne n’oublie l’une des phrases choc de JPL : la morale n’est pas éthique en médecine.

Quelle incroyable chance j’ai eu dans ma vie de te connaitre, t’entendre, et apprendre. Pour toujours

Nathalie Simonnot

 

1 COMMENTAIRE

  1. Et oui Nathalie, tu parles du Bus Métha!

    On était la première équipe de Jean Pierre et d’Elisabeth Avril pendant un an, on en était encore aux flacons de métha que nous les infirmières, Nadine et moi, devions compter tous les soirs…
    Alan Edwige était là, Christian, Dominique et Mohamedi les chauffeurs, Catherine et Ahmed les psys, les éducs Matthieu et Christian, Michel qui refusait son service militaire.
    Et tout ce beau monde dans le petit bureau Avenue Parmentier, il pouvait y avoir des pétages de plomb en effet – et j’amenais des cappuccinos dégueulasses de la machine à Jean Pierre quand j’étais encore une fois allée trop loin dans mes râleries… je me souviens encore de tout ça 20 ans plus tard!
    Sans oublier l’usager qui nous avait foutu le feu au bus à la Chapelle un beau dimanche.

    Je devais revoir JP incessamment sous peu, on discutait de la date au printemps par mail parce qu’il était débordé encore et encore!
    Je ne l’ai plus revu..
    Mokka

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