Un cadre légal répressif

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Depuis près de 70 ans, l’Etat Kachin entretient des relations conflictuelles avec le gouvernement central de Nay Pyi Taw ; aux périodes d’accalmie succèdent la reprise des combats, aux cessez-le-feu, leurs ruptures, provoquant une grande instabilité dans la région, à l’origine de dizaines de milliers de déplacements forcés. Face à cette situation, la communauté a développé et possède dorénavant ses propres institutions : l’organisation politique KIO, l’armée KIA, et la très influente institution religieuse du nom de Kachin Baptist Convention (KBC) – la population kachin est majoritairement chrétienne baptiste dans un pays de confession bouddhiste. 

Les Pat Jasan “interdisent et nettoient” le nord de la Birmanie

Depuis 2014, des groupes autoproclamés du nom de Pat Jasan se sont donnés pour mission de régler le problème de la consommation de drogues dans le nord du pays.

A ce mouvement local s’ajoutent plusieurs années de conflits internes, une grande précarité économique et la difficulté du travail dans les mines de jade ; tous ces facteurs participent à l’ampleur du phénomène.

Les Pat Jasan – littéralement “interdit et nettoie” en langue kachin – utilisent des méthodes particulièrement draconiennes dans le cadre de leur lutte anti-drogues : des raids dans les foyers suspectés d’accueillir des personnes usagères de drogues, aux passages à tabac, en passant par les internements parfois forcés en centres de réhabilitation, ces groupes contribuent à l’établissement d’un environnement coercitif à l’encontre des usagers de drogues.

La doctrine Pat Jasan est construite autour du précepte “détruire la drogue par l’amour de Dieu” ; à l’opposé du principe de réduction des risques défendue par MdM. L’oppression ne peut être la solution à une problématique sociale. Ces militants de la lutte anti-drogues créent un climat délétère à l’encontre des populations usagères dans le nord du pays, augmentant ainsi les risques liés à la pratique tels que la consommation rapide et cachée, le mélange de produits ou les overdoses – et ce malgré leur relative inefficacité face à l’endiguement du phénomène. 

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Entrée d’un camp Pat Jasan à Myitkyina accueillant trente usagers de
drogues. Une vingtaine de camps similaires existeraient dans la ville.
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Un homme vient d’arriver au camp, il restera vingt jours dans cette cage en bois avant de pouvoir rejoindre les autres membres du groupe. 
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Durant trois mois suivants, leur temps est partagé entre l’étude de la bible, les dévotions, et les travaux d’entretien du camp.
Les interventions sont dispensées par des volontaires. Les personnes non chrétiennes sont converties.
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Sur leur temps libre, les hommes peuvent pratiquer des activités sportives.
Même s’il est relativement facile de s’évader du camp, délimité par de simples grillages, un membre de MdM affirme “qu’ils seraient de toute façon rapidement retrouvés”. 

Si d’autres groupes existent, ils possèdent peu de moyens d’action. Quelques camps affiliés à l’église catholique sont aussi implantés, mais n’ont guère d’influence.

Une idéologie anti-drogues qui trouve un appui important au sein de la communauté.

En effet, certains des membres Pat Jasan assurent même des fonctions de protection auprès des civils, de manière ponctuelle. Par ailleurs, ils peuvent aussi encadrer des événements kachin auxquels le gouvernement ne reconnait aucune légitimité. Les membres refusent cependant de rejoindre les effectifs de la police.

Dans l’état Kachin, tout le monde ou presque a un membre de sa famille usager de drogues. Nous sommes démunis, sans solution. Une fois, j’ai dû appeler la police car des amis de mon frère consommaient à la maison et ne voulaient plus partir. Mais la police n’est pas intervenue. Les gens se tournent alors vers d’autres groupes, c’est normal

Kyi, une femme kachin.

Malgré une organisation et des actions disparates selon les townships birmans, les Pat Jasan jouissent d’une conjoncture favorable : ils sont liés à la KBC, par laquelle ils sont majoritairement financés, et ils se révèlent être des acteurs de choix là où le gouvernement n’agit pas et où l’action policière est perçue comme laxiste et corrompue.

Les Pat Jasan défendent également l’idée, reprise par une partie de la population, que le gouvernement est volontairement inactif sur les problématiques de drogues dans le Kachin dans le but d’affaiblir son ennemi et anéantir de l’intérieur la nouvelle génération. Cette théorie très répandue ne peut cependant être prouvée dans la mesure où l’Etat adopte des lois répressives à l’échelle nationale, telles que de lourdes peines de prison pour les consommateurs et les vendeurs de drogues.

Les usagers de drogues sont fortement stigmatisés dans la communauté kachin en raison des activités des Pat Jasan, qui par ailleurs complexifient le travail des équipes de terrain MdM.

En l’espace de deux ans, ces groupes militants catholiques se sont implantés dans la grande majorité des zones d’action de l’association ; dans la capitale de l’Etat kachin notamment, à Myitkyina. Le responsable des services de RdR du site constate qu’il “devient très difficile pour les équipes de terrain de travailler et de créer une relation de confiance avec les personnes usagères de drogues, car pour se protéger, elles sont contraintes de se déplacer, et de changer de lieux très régulièrement.” Et de fait, il arrive que des membres Pat Jasan suivent les éducateurs MdM qui se rendent sur le terrain pour traquer les bénéficiaires. Les personnes consommatrices, directement exposées, fuient les zones de regroupement ; il devient impossible de mettre en place des actions de prévention dans certains quartiers.

Le contexte kachin met en péril le travail de RdR 

Face à la situation dans le nord de la Birmanie, les personnes usagères de drogues s’organisent.

Les personnes consommatrices de drogues se sont organisées à Myitkyina et font le guet, en scooter, pour avertir les autres si des membres des Pat Jasan se présentent. Cela permet aux équipes et aux personnes consommatrices de se rencontrer ponctuellement et d’échanger sur les pratiques, sur informations du quartier, sur les nouveaux consommateurs ou les overdoses.

La collaboration avec les travailleurs pairs, membres de la communauté de consommateurs implantés sur un territoire et intégrés aux équipes de prévention, est alors primordiale. Ils permettent de réunir un petit groupe d’usagers dans des endroits tenus secrets des Pat Jasan, également accessibles aux éducateurs MdM. Surtout, la présence des travailleurs pairs permet de maintenir le réseau de distribution de seringues et d’aiguilles propres, tout en conservant le lien avec MdM là où le reste des équipes ne peut plus intervenir.

Les travailleurs pairs rencontrent des difficultés dans leur travail. Mais leur connaissance du terrain permet de pérenniser les activités entreprises jusqu’à présent. Jusqu’à lors, les Pat Jasan n’ont pas commis d’actes frontaux à l’encontre des équipes, protégées par le logo « Médecins du monde ».

Il peut être difficile de discerner les actions des Pat Jasan de celles de la communauté. La croissante légitimité de ces groupes leur procure de solides attaches au sein de la population, et encourage la délation.

Il n’est pas rare qu’une famille dénonce l’un de ses membres consommateur pour le contraindre à intégrer les programmes des centres de réhabilitations. La population Kachin n’est pas toujours unanime sur les moyens utilisés – même si pour certains, les méthodes les plus musclées sont aussi les plus efficaces. La RdR n’a pas toujours les faveurs de la communauté, et ce par manque de connaissances en la matière. Les violences subies par les usagers de drogues ne provient pas uniquement de la répression des Pat Jasan, mais s’ajoutent aux pressions communautaires, opérant dans un cadre légal répressif alimenté par le gouvernement.

Malheureusement, l’intensification des conflits autour de Myitkyina et les tensions toujours plus fortes avec le gouvernement font craindre un repli communautaire de la population Kachin, laissant le champ libre aux groupes Pat Jasan dans le cadre de leur chasse aux sorcières.

 

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