Les œillères ou le désarroi

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Travailler pour améliorer les conditions de vie extrêmement difficiles des exilés à Calais, et considérer aussi les raisons de ces difficultés, voila deux angles de vue difficiles à concilier au quotidien pour les acteurs de terrain à Calais, y compris pour les bénévoles de MdM.

Le choix de MdM à Calais est de ne pas pallier toutes les difficultés d’accès aux soins et de prévention : vu le nombre de migrants et le nombre de bénévoles sur le terrain, ce n’est pas possible. Mais le choix est d’être présents, de voir, de rencontrer, de parler, d’aider, en amenant les personnes sur la P.A.S.S ou à l’hôpital, de permettre à certains de prendre une douche (sur le squat ou en WASH mobile), de distribuer du matériel indispensable : de l’eau, des brosses à dents, du savon, des tentes et des sacs de couchage…

Mais même ça, on ne le fait pas pour tout le monde : on n’en a pas assez, les bénévoles doivent dire : « Non, désolé, je n’en ai plus », et surtout, on n’est pas assez nombreux, et pas toujours au bon endroit, au bon moment…et alors on doit entendre le lendemain : « Hier deux familles sont arrivées, et ils n’avaient pas de tente… ».

Distribution de bâche de protection - © Sarah Alcalay

Distribution de bâche de protection – © Sarah Alcalay

Les bénévoles doivent entendre aussi les manques, la détresse, tous les espoirs déçus. En juin dernier, lors de l’occupation d’un terrain par les migrants, nous faisions le tour pour réfléchir au meilleur endroit où installer les deux grandes tentes dont nous disposions. Ahmed, un Syrien d’une quarantaine d’année, avocat, s’arrête tout à coup et me dit : « Mais ça, ce n’est pas ce que nous voulons ! Nous ne voulons pas d’un camp, nous ne voulons pas vivre comme des bêtes, nous voulons une vraie vie. Moi, je veux étudier, apprendre le français, travailler. » Bien sûr ! Il avait raison ! J’étais éberluée : accaparée par l’aménagement du lieu, la nécessité de mise à l’abri dans l’urgence, ce qu’on appelle entre nous « la tête dans le guidon » et j’avais oublié… Oublié la guerre, les drames, les assassinats et les tortures, ou « simplement » les brimades qui ont décidé de leur fuite.  J’avais méconnu l’espoir que suscite l’Europe, et en particulier la France. Et réalisé que la plus grande violence est peut-être pour certains, en arrivant ici, l’absence d’accueil, le déni de leurs droits, le déni de leur existence.

C’est assez rare mais ça arrive à la suite d’expulsions, de violences policières, d’interdictions iniques : les exilés se réunissent en « meeting » et discutent entre eux. Dans ces cas là, ils écrivent une lettre ouverte ou ils font une manif, et revient toujours cette expression, qui m’étonne à chaque fois, mais que Ahmed m’a fait comprendre : « Nous voulons nos droits ». Parce que, eux, la déclaration des droits de l’Homme, ils y croient en arrivant.

Au-delà du travail des bénévoles sur le terrain, MdM est en relation avec les « pouvoirs publics » et tente de faire connaître la réalité des conditions de vie, d’obtenir… des choses importantes, mais dérisoires au regard du dénuement des personnes qui vivent là, plus ou moins temporairement. Le summum du dérisoire remonte à 2009 : le ministre Eric Besson vient à Calais, et il y a une réunion en mairie à laquelle sont conviées les associations. Je prends la parole au nom de MdM pour expliquer au ministre que, dans la jungle des Afghans, où on estime qu’ils sont 800, il n’y a pas d’eau et que c’est une mesure de santé publique que de fournir de l’eau. Le ministre se penche sur son voisin et chuchote, probablement pour demander confirmation de ce que j’avance, le voisin acquiesce. Trois jours plus tard, une borne d’eau est installée et fonctionne en bordure de la jungle. Satisfaction. Oui, mais dix jours après, la jungle est évacuée, devant les caméras du monde entier, vous vous rappelez ? Et le point d’eau devient inutile, il est donc fermé. Depuis, les migrants s’installent sur des zones diverses, toujours sans eau… C’est donc, aujourd’hui encore une des actions de MdM et des autres associations : plaider pour l’ouverture de points d’eau, et, en attendant, convoyer de l’eau en jerrycan de 5 litres.

Déchets d'un camp © Sarah AlcalayL’autre « bataille » avec la municipalité, sans cesse à poursuivre, est celle des ordures. Les différents lieux de vie des migrants sont surpeuplés, à un point difficilement imaginable¹, aussi bien les lieux où ils dorment, que le terrain où est distribué l’unique repas de la journée. Les tentes Quechua de 2 personnes, ils sont à 5 dedans ! Tête-bêche. Le squat des Salines est vaste, mais la pénurie des tentes y est semblable, 300 personnes y logent, pareil pour l’immense terrain des dunes, derrière l’usine Tioxyde où il y a probablement 500 personnes en ce moment². Le regroupement de très nombreuses personnes produit forcément une grande quantité de déchets : pensez à ce que vous produisez lors d’un pique-nique familial, ou lors d’une nuit sous la tente… Le ramassage des ordures, c’est important pour l’hygiène, la santé publique : les rats et les mouettes arrivent tout de suite sur les lieux non nettoyés.

Or les emplacements des campements sont, de par les expulsions, occupations, ré-expulsions successives, très fluctuants, au fil des semaines ou des mois. Par contre, c’est en très peu de jours que les ordures s’accumulent. La nécessité de la collecte à l’intérieur du lieu par les habitants met quelques jours aussi à devenir évidente pour eux³, et lorsqu’ils sortent les sacs poubelles, qu’on a prévenu le service municipal, ceux-ci veulent bien… mais ont reçu l’ordre du maire de ne pas ramasser les poubelles des migrants. La dernière fois, il a fallu 15 jours, des lettres au maire, des menaces de raconter cela à la presse, de coups de téléphone à tous les niveaux, pour obtenir enfin la venue du camion-poubelle. Il y avait en jeu 15 sacs de 100 litres chaque jour ! Ensuite, les modalités du ramassage, des containers, ou bien une benne, non, des sacs poubelles, sont sujets à malentendus, conflits, voire bagarres avec les éboueurs. Les poubelles sont un enjeu important dans l’image que se fait la population de Calais des étrangers de passage.

Lors des réunions « de concertation » où les associations sont convoquées, les discussions portent sur des conditions matérielles précises. C’est ainsi que plusieurs séances ont été consacrées au devenir des effets personnels des migrants lors d’une expulsion. Les expulsions effectuées par la police sont violentes. Habituellement les effets personnels sont emmenés à la déchetterie après avoir été délibérément rendus inutilisables par la police elle-même : lacération des tentes, destruction des papiers avec des gaz, ou de l’urine. Ça a été un soulagement d’obtenir l’assurance, toute de principe, qu’on pourrait récupérer les affaires. Ça n’a pas été le cas dans la réalité. Mais nous y avons passé plusieurs réunions, des heures de discussion ! Ainsi, la maire, ou le préfet, peuvent faire état des relations constructives avec les associations. Tout laisse donc penser, la presse s’en fait l’écho et nous en sommes une sorte de caution, que c’est normal de laisser les gens vivre de la sorte, sans abri, sans eau. C’est normal d’expulser les squats et les campements, de chasser ensuite les gens dès qu’ils se posent quelque part. Si nous interpellons le préfet à ce sujet, la réponse est : « Ces personnes n’ont pas vocation à rester en France ».

Parfois, on obtient une concession, on est content, on pense qu’on a obtenu une grande victoire. Il est crucial alors, de faire le grand écart, d’enlever ses œillères, de se rappeler que cette victoire est dérisoire, que la vie, dans ce qui n’est même pas un camp, est précaire, cruelle. Si on veut parler avec ces hommes et ces femmes, si on les considère comme des êtres humains capables et en droit de choisir leur vie, il faut se rappeler ce qu’ils veulent : passer (en Angleterre), pouvoir envoyer de l’argent au pays, aller dans un pays où le travail n’est pas inaccessible, et où ils espèrent trouver liberté et dignité. Là, le désarroi et le désespoir nous guette, nous qui savons que l’Angleterre, comme l’Europe, élève de plus en plus haut des murailles de lois et de règlements qui rendent vain cet espoir.

Martine Devries

¹ Ce n’est pas politiquement correct, mais je trouve ça aussi difficile à imaginer que le surpeuplement des ghettos en Pologne pendant la guerre. Mais je n’y étais pas.
² Septembre 2014
³ Chacun est persuadé, chaque jour, qu’il sera en Angleterre le lendemain.

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