Neuf JdM plus tard…

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Alors qu’il était coordinateur site au sein du programme d’accès aux soins de santé primaires dans la ville d’Afabet, au nord de l’Érythrée, Mahmud Alinour a été invité à la semaine des coordinateurs en 2008. Il avait entamé les démarches administratives nécessaires à l’obtention de son visa de sortie, mais il a été arrêté par la sécurité intérieure érythréenne en allant chercher son passeport, trois jours avant son départ. Il restera détenu 7 ans en Érythrée, et ce sans aucun motif établi de la part des autorités du pays. Torturé à plusieurs reprises pendant sa détention, il ne sera libéré qu’à la fin de l’année 2015. Mahmud est aujourd’hui installé à Pau avec sa famille.

Convié aux JdM 2017 par Stéphanie Derozier et Sophie Rhodes, respectivement desk et RM du programme érythréen en 2008, Mahmud nous a fait l’honneur de participer en tant qu’invité surprise à la restitution de la semaine des JdM, le jeudi soir. Et de nous accorder une interview le lendemain matin. Il y raconte, entre autres, son incarcération puis sa pseudo remise en liberté, son évasion par le Soudan, son arrivée en France et son besoin d’aller voir ce qui se passe du côté de la porte de la Chapelle.

Le programme avait pour objectif de diminuer la mortalité maternelle grâce à l’accès à la césarienne

Sophie Rhodes, responsable de mission en 2007 sur le programme. 

Nous avons reçu l’information selon laquelle notre collègue Mahmud avait été arrêté. Nous n’avons appris les détails de son arrestation que très récemment, 9 ans plus tard.

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Stéphanie : J’ai commencé à travailler sur Érythrée en mars 2007. Je n’ai pas pu me rendre sur le terrain tout de suite car il était compliqué d’obtenir des visas auprès du gouvernement érythréen. Et avant même que je puisse aller à la rencontre des équipes sur place, nous avons reçu l’information selon laquelle notre collègue Mahmud, responsable site érythréen, avait été arrêté. 

Nous avions invité Mahmud aux Journées des Missions 2007. Il a alors fait une demande de passeport dans le pays après beaucoup de discussions pour savoir s’il était prudent de demander cette autorisation de sortie du territoire, compte-tenu de la surveillance exercée sur les ressortissants érythréens par leur propre gouvernement. Mahmud a pensé que c’était possible, et qu’il serait intéressant pour lui de participer à cette semaine des JDM.

Mahmud s’est fait arrêter à Massawa, dans le sud du pays, alors qu’il faisait la queue pour récupérer son passeport. Nous n’avons appris les détails de son arrestation que très récemment, 9 ans plus tard.

Les premiers jours, nous avons su qu’il ne pourrait pas venir, mais sans avoir d’informations précises. Selon l’équipe sur place, Mahmud était rentré chez lui. Nous n’avons jamais su pourquoi cette information nous avait été transmise.

A ce moment-là, le coordinateur général n’était pas en Érythrée. De plus, communiquer avec le pays était compliqué ; on pouvait être écoutés. Nous avons pensé que les équipes essayaient de se protéger, et de nous protéger, en nous indiquant que Mahmud était rentré dans sa famille à cause d’un problème de santé.

Sophie: On a essayé de joindre Mahmud directement quand on a su qu’il ne venait pas. Sans succès ! Nous trouvions la situation très étrange.

Il faut savoir qu’en Erythrée, les citoyens n’ont pas le droit de posséder un passeport. Les citoyens âgés de moins de 18 ans doivent effectuer un service national militaire ; pour les femmes, il dure quelques années, mais pour les hommes, quelques dizaines d’années. C’est le gouvernement qui décide des sorties du territoire. Mahmud – qui avait 50 ans passés – avait effectué son service militaire. Nous avions donc pensé qu’il aurait l’autorisation de quitter le pays.

Une fois que nous avons compris que Mahmud avait été arrêté, nous avons effectué plusieurs démarches pour mieux comprendre sa situation et savoir ce que nous pouvions faire.

La coordinatrice générale de la mission est entrée en contact avec l’ambassade de France à Asmara, qui nous a exprimé son incapacité à nous aider. Puis nous avons eu des échanges avec le ministre de la santé érythréen. Nous nous sommes également rendus en Suisse pour recueillir des informations auprès de la diaspora érythréenne ; nous cherchions des nouvelles en provenance de différents canaux. Nous avons récupéré des informations supplémentaires par le biais des deux coordinatrices de la mission, en lien avec la famille de Mahmud. Nous n’avons jamais su si sa famille en savait plus que ce qu’elle nous disait, mais nous ne voulions pas les mettre en danger en insistant. Nous avons aussi rencontré l’animateur d’une radio érythréenne libre à Paris, pour éventuellement lancer des appels.

Après avoir été expulsés d’Erythrée, nous avons rencontré l’ambassadeur d’Erythrée à Paris, avec Olivier Bernard et Bertrand Brequeville, respectivement président de MdM et desk à l’époque. Mais cette réunion nous a laissée perplexes.

Stéphanie : Nous avons contacté un certain nombre de spécialistes de l’Erythrée : le Comité contre la torture (HCDH) à Genève, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) présent dans le pays, et Reporters sans frontières (RSF). Nous avons rapidement compris qu’en tant qu’étrangers, se mobiliser pour Mahmud pouvait lui être dommageable ; il fallait être prudents. Nous en avons conclu, après toutes ces rencontres, que son appartenance à Médecins du Monde était une raison plausible de son arrestation.

Nous avons préféré passer par des démarches plus officieuses qu’officielles, par le biais de nos contacts privilégiés, notamment le CICR, qui nous a fourni des informations sur la prison dans laquelle Mahmud était retenu.

Le dossier a été suivi par le conseil d’administration de MdM, par plusieurs administrateurs de l’époque, par Carole Dromer également, alors directrice des opérations internationales. Nous nous sommes mobilisés au maximum pour trouver des solutions.

Hélas, nous n’avons pas pu sortir Mahmud de prison – ni améliorer sa situation. La seule chose qu’on ait pu faire, c’est soutenir financièrement sa famille, pour qu’elle puisse vivre décemment malgré sa disparition. La communication s’est faite par le représentant de MdM à Asmara. Le frère de Mahmud était en contact avec notre équipe sur place. C’est de cette manière que nous avons pu lui payer son salaire et apporter à la famille une source de revenus.

Sophie : Les rencontres avec le frère de Mahmud se faisaient dans les bureaux de MdM à Asmara. Notre départ d’Erythrée s’est fait en plusieurs semaines ; nous avons pu l’anticiper et l’organiser, et expliquer au frère de Mahmud que nous devions quitter le territoire. Il a été décidé, grâce au soutien du conseil d’administration et de directeurs, de verser une indemnité de départ à la famille de Mahmud – même s’il avait été enlevé depuis plusieurs mois déjà.

On a réussi à reprendre contact avec Mahmud grâce aux nouvelles technologies ; vive Facebook ! Quand Mahmud a été libéré en mai 2015, j’étais encore en contact avec la cuisinière du site d’Afabet, réfugiée en Suisse – beaucoup de notre ancien staff a quitté l’Erythrée pour se réfugier dans différents pays. Elle m’a annoncé qu’il était libre et qu’il souhaitait entrer en contact avec moi. J’ai eu du mal à y croire ; il m’a fallu quelques jours pour assimiler la nouvelle. Je l’ai eu au téléphone plusieurs jours après. C’était assez impressionnant car il s’était passé 7 ans, et qu’au bout d’un moment, on ne sait plus si les personnes sont vivantes ou pas. On avait beau avoir des nouvelles de loin, c’était toujours par personnes interposées. J’ai ensuite partagé la nouvelle avec Stéphanie et Luc Jarrige pour voir ce qu’on pouvait faire au sein de MdM.

Stéphanie : De mon côté, j’ai aussi appelé Mahmud pour avoir le plaisir de lui parler de nouveau, pour essayer de comprendre sa situation : savoir de quoi il avait besoin, où il en était.

A sa sortie de prison, Mahmud a fui l’Erythrée pour le Soudan avec sa famille. Il y a fait une demande pour obtenir le statut de réfugié auprès du Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) – demande que MdM a appuyée. La directrice du HCR en France nous a aidés à trouver le contact au Soudan pour que nous puissions lui adresser les courriers directement – ce qui n’a pas été une mince affaire. Mahmud nous appelait régulièrement pour nous tenir au courant de ses démarches. Il nous confiait les difficultés de sa vie de réfugié au Soudan ; exilé dans le nord du pays, près de l’Erythrée, il y craignait toujours pour sa sécurité. Un sentiment d’insécurité auquel s’ajoutait une inquiétude quant à l’état de santé de sa femme, très malade. La demande pour obtenir le statut de réfugié prenant un certain temps, nous lui avons apporté un appui financier pour qu’il puisse avoir une vie décente.

Mahmud était intéressé par le programme de réinstallation proposé par le HCR en France – ce qui a permis à MdM d’appuyer sa demande. Avec Gilbert Potier, directeur général à l’époque, nous avons contacté une série d’interlocuteurs en France et au Soudan. Ça a été très compliqué : nous n’avons jamais su qui était exactement en charge de quoi entre le HCR, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l’ambassade de France. Nous avons aussi contacté le Ministère de l’Intérieur en France qui gère les demandes de réinstallation. 

D’une certaine manière, nous avons eu de la chance. Nous avons appelé le directeur du cabinet du ministre au mois d’août 2016. Le lendemain, nous apprenions que la demande de réinstallation de Mahmud était acceptée. Les démarches se sont doucement concrétisées à partir de ce moment-là.

Nous sommes passés par quelques mois compliqués ; Mahmud et sa famille ne sont arrivés qu’en mai 2017. Entre-temps, ils avaient obtenu un visa temporaire auprès de l’ambassade de France, et nous savions par l’OIM qu’ils seraient installés à Pau. Compte-tenu de l’état de santé de la femme de Mahmud, ils ont suspecté une tuberculose – de manière assez inappropriée selon nous. Il a fallu faire les tests au Soudan et attendre quelques mois de plus.

Il y a eu d’autres incompréhensions : le document de l’ambassade de France n’était plus valable, un autre document avait été perdu… La relation entre les trois instances était assez floue. Cela a eu pour effet de rallonger le délai avant qu’enfin Mahmud et sa famille trouvent refuge en France.

Ils sont arrivés à Pau à la fin du mois de mars, dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile géré par l’association Isard COS. Nous avons profité de la solidarité de nos amis et collègues de Pau : la délégation MdM Aquitaine s’est rapprochée de Mahmud, et Sophie les a mis en contact avec le médecin du CASO.

Sophie : Nous avons passé le mot à tous ceux qui habitent aux alentours pour les aider dans cette installation. C’est rassurant de voir que Mahmud est bien entouré, avec des personnes qualifiées. Mais tout ne s’arrête pas là. La réinstallation en France semblait être le point final, de fait il reste de nombreuses démarches pour obtenir le statut définitif de réfugié – avec l’apprentissage du français notamment.

Stéphanie : Nous souhaitions convier Mahmud aux JDM 2017 et qu’il en soit l’invité d’honneur pour témoigner de l’engagement de nos collègues sur le terrain. Il y a maintenant 9 ans qu’il aurait dû y participer. Nous voulions le rencontrer, le remercier, le mettre à l’honneur, qu’il nous raconte son parcours et son engagement auprès de l’association… Boucler la boucle en quelque sorte. Les représentants des coordinateurs, le conseil d’administration et les directeurs ont trouvé l’idée intéressante. Nous avons attendu que Mahmud soit installé avant de le lui proposer.

C’est avec beaucoup d’émotion que nous l’avons retrouvé aux JDM – la première fois pour moi. Mahmud est fidèle à l’idée que je m’en faisais : simple, droit et engagé en toute modestie. Nous étions heureuses qu’il puisse rencontrer Alice Hennessy, qui travaillait déjà aux ressources humaines quand il a été arrêté. Françoise, notre présidente, qui suivait le dossier depuis deux ans, a aussi échangé avec Mahmud.

Après seulement une heure passée au siège de MdM, Mahmud m’a demandé d’aller à La Chapelle. C’est un endroit où vivent beaucoup de réfugiés qui, hélas, n’ont pas bénéficié su  parcours légal permettant d’avoir une installation et un hébergement .

Beaucoup de réfugiés migrants vivent à la rue ; Mahmud avait envie de voir cette réalité, éventuellement retrouver certaines personnes, transmettre des messages – ce qui n’est pas aisé car les gens bougent beaucoup. Nous y sommes allés deux fois. Mahmud souhaitait intervenir d’une manière ou d’une autre auprès des réfugiés érythréens qui vivent en France.

Sophie : Les liens du terrain sont très importants. Avec Internet, on peut rester en contact ; ça permet de faire le lien, notamment pour les responsables de mission qui se rendent sur place une à deux fois par an maximum.

L’histoire de Mahmud peut se reproduire. Nous sommes dans des pays relativement dangereux. Serons-nous prêts à réagir si un autre staff national se trouve dans une situation de danger ? Nous avons eu de la chance car Stéphanie et moi étions encore à MdM. Mais comment réagira-t-on demain ? Et à quel niveau ?

Sur le plan humain, cette histoire nous a beaucoup apporté. Mahmud a toujours été plus un ami qu’un simple coordinateur site pour moi. Mais nous ne sommes pas à l’abri que cela se reproduise. Il faut savoir comment réagir si des personnes – qui étaient en contact direct – ne sont plus à MdM. Comment coordonner et faire le suivi ?

Stéphanie : L’engagement de Mahmud – comme il le présente lui-même – est un engagement simple auprès de personnes qui avaient besoin d’un accès à la santé. Il l’a fait avec sa compétence d’infirmier, une grande loyauté à MdM, et une volonté d’être en dehors des jeux politiques. Il a gardé une forme d’indépendance par rapport à son gouvernement et en a fait les frais. C’est important de toujours se rappeler que les premières personnes qui prennent des risques sont nos équipes nationales. Ils peuvent être ciblés par des forces armées, par un gouvernement – comme ça été le cas en Érythrée.

C’est quelque chose qu’on ne connait plus en France, fort heureusement. Nous n’avons plus besoin de prendre des risques physiques – ce qui ne veut pas dire que certains expatriés ne prennent pas de risques à l’étranger.

La deuxième chose, c’est le vécu humain. Mahmud a beaucoup apporté à la mission. Si elle a pu se développer, c’est en grande partie grâce à son professionnalisme. Mahmud a toujours essayé de préserver MdM de certaines personnes de l’équipe qui n’étaient pas très honnêtes. C’est une belle personne avec qui on a envie de rester en lien.

RHODES-Sophie

Sophie Rhodes

Infirmière de formation, elle rejoint MdM en 2005 sur le programme urgence Tsunami dans le district de Trincomalee au Sri Lanka. Elle poursuit son action au sein de l’association en tant qu’infirmière au Sri Lanka et au Pakistan, puis au Liban comme coordinatrice médicale.

Sophie est aujourd’hui responsable de mission en Côte d’Ivoire.

DEROZIER-Stéphanie

Stéphanie Derozier

Après une formation en relations internationales, Stéphanie a travaillé pour des ONG en France telles que la Cimade et Enfants du monde-Droits de l’homme. Elle intègre MdM en 2007, attirée par la présence de l’association en France et à l’étranger et par son approche privilégiant les droits.

Stéphanie est actuellement chargée de projet financements privés au siège.

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